Certaines bactéries du microbiote intestinal pourraient jouer un rôle encore sous-estimé dans le développement de cancers digestifs précoces. Une toxine produite naturellement, la colibactine, suscite l’intérêt de la communauté scientifique.
Colibactine : une toxine intestinale en question dans le cancer colorectal des jeunes

Le 23 avril 2025, une étude publiée dans la revue Nature par une équipe de l’Université de Californie à San Diego a mis en évidence une association statistique entre une toxine bactérienne nommée colibactine et l’apparition précoce de cancers colorectaux. Ce travail s’appuie sur une analyse génomique à large échelle et relance le débat sur l’impact du microbiote intestinal dans les processus tumoraux.
Une étude de grande ampleur pour comprendre les mutations précoces
L’étude repose sur l’examen des génomes de 981 tumeurs colorectales, provenant de patients âgés de moins de 40 ans à plus de 70 ans, répartis dans 11 pays. Les chercheurs ont identifié une signature mutationnelle récurrente, associée à une exposition à la colibactine, une toxine produite par certaines souches d’Escherichia coli naturellement présentes dans l’intestin.
Les résultats montrent que ces mutations spécifiques sont nettement plus fréquentes chez les patients jeunes. Cette différence laisse supposer que la colibactine pourrait être impliquée dans le déclenchement de cancers digestifs bien plus tôt qu’attendu, notamment en favorisant des altérations de l’ADN dès l’enfance.
Origine et mode d’action de la colibactine
La colibactine est une molécule produite par des souches bactériennes d’E. coli porteuses du gène pks. Cette toxine est considérée comme génotoxique : elle peut provoquer des cassures de l’ADN double brin au sein des cellules du côlon. Ces altérations de l’ADN, lorsqu’elles ne sont pas réparées correctement, peuvent favoriser l’apparition de mutations potentiellement responsables de transformations cancéreuses.
Contrairement à d’autres toxines issues de l’environnement, la colibactine est endogène. Elle est synthétisée à l’intérieur même du corps humain par des bactéries commensales. Elle semble exercer son action directement sur les cellules intestinales avec lesquelles ces bactéries sont en contact.
Une particularité soulignée dans l’étude est que la colibactine pourrait affecter le gène APC, un gène suppresseur de tumeur dont les mutations sont fréquemment impliquées dans les cancers colorectaux. Cette observation renforce l’idée selon laquelle cette toxine pourrait contribuer directement à l’initiation de certains cancers digestifs.
Une exposition qui pourrait débuter très tôt dans la vie
Les chercheurs évoquent la possibilité que l’exposition à la colibactine survienne dès les premières années de vie. Si la colonisation du microbiote par des souches productrices de cette toxine se produit pendant l’enfance, les altérations génétiques qu’elle induit pourraient s’accumuler silencieusement pendant plusieurs décennies avant l’apparition de symptômes cliniques.
L’un des auteurs de l’étude souligne que des mutations survenues avant l’âge de dix ans pourraient précipiter l’apparition d’un cancer bien plus tôt que ce que la chronologie naturelle laisserait attendre. Cela remet en cause l’idée selon laquelle les processus cancéreux colorectaux sont nécessairement liés à des expositions prolongées à des facteurs environnementaux ou au vieillissement cellulaire.
Cette hypothèse est renforcée par des données épidémiologiques évoquant une présence non négligeable de souches d’E. coli productrices de colibactine chez les enfants de certains pays occidentaux, comme les États-Unis ou le Royaume-Uni.
Une hausse significative des cancers colorectaux précoces
Les données disponibles montrent une progression constante du nombre de cas de cancers colorectaux chez les moins de 50 ans. En France, on enregistre environ 47 000 nouveaux cas par an, et le cancer colorectal est la deuxième cause de mortalité par cancer. Entre 2000 et 2020, l’incidence chez les 15-39 ans a augmenté d’environ 1,43 % par an.
Cette évolution est également observée dans d’autres régions du monde. Selon plusieurs études, au moins 27 pays présentent une augmentation de l’incidence chez les jeunes adultes, y compris en Amérique du Nord, en Europe et en Océanie. Cette hausse ne s’explique pas entièrement par les facteurs de risque traditionnels comme l’alimentation, le tabac ou la sédentarité.
Ce décalage entre les habitudes de vie et l’apparition de la maladie justifie l’exploration de nouvelles hypothèses, dont celle du rôle du microbiote et de ses composés dans l’oncogenèse.
Prudence sur les liens de causalité : une corrélation, pas encore une preuve
L’étude de l’Université de Californie ne conclut pas à une relation causale directe entre la colibactine et le cancer colorectal. Elle met en évidence une association statistique forte, renforcée par la présence d’une signature mutationnelle typique dans les génomes tumoraux des jeunes patients. Il s’agit donc à ce stade d’une corrélation significative, mais pas d’une preuve formelle.
Les auteurs appellent à des recherches complémentaires pour valider ces résultats, notamment à travers des études longitudinales, des analyses de cohortes et des modèles expérimentaux. Comprendre les conditions d’expression de la toxine, les interactions avec les cellules humaines et les facteurs qui favorisent ou empêchent son activité est désormais une priorité de recherche.
Plusieurs pistes sont envisagées pour limiter les effets potentiels de cette toxine : identification précoce des porteurs de souches bactériennes productrices, développement de probiotiques spécifiques, ou encore blocage pharmacologique de la biosynthèse de la colibactine.