« 100% santé », une menace pour la qualité des soins optiques ?

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Par Alexandre Mercier Modifié le 6 mai 2019 à 10h57
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1 euroLes réseaux de soins font pression sur les verriers pour obtenir une deuxième paire de verres à 1 euro, ce qui n'est pas sans conséquences...

La loi « 100% santé », devant permettre entre autres un meilleur accès aux soins visuels pour le plus grand nombre, va-t-elle contribuer à fragiliser encore un peu plus le secteur des opticiens ? C’est tout le paradoxe de cette loi, qui, pour démocratiser l’accès aux soins, va in fine augmenter la pression sur certains professionnels de santé, en particulier les opticiens. Derrière ces conséquences fâcheuses, les manœuvres de réseaux de soins, mais aussi la complicité passive des verriers. Explications.

Qui va réellement payer pour le « 100% santé », qui prévoit le remboursement intégral dans les domaines de l‘optique, de l’audiologie et du dentaire ? Dans le secteur optique, une réponse commence à se dessiner, et elle ne fait clairement pas les affaires de tous. En effet, pour fournir des soins sans reste à charge pour le client (le fameux « RAC0 »), et sans augmentation de la prise en charge par la sécurité sociale, toujours convalescente de son « trou » à peine cicatrisé, quelqu’un va bien devoir supporter le coût de cette mesure. Or, dans le secteur de l’optique, où se côtoient fournisseurs de verres et de monture, mutuelles, centrales d’achats et opticiens en réseau ou indépendants, les rapports de force ne sont clairement pas en faveur des derniers. Plutôt qu’un partage équitable du poids de cette mesure entre les différents acteurs de ce qui est malgré tout un écosystème, l’essentiel du fardeau est en train de glisser doucement vers l’acteur le plus fragile, en bout de chaîne : les opticiens. C’est en tout cas ce que l’actualité des réseaux de soins tend à faire comprendre.

Pression sur les prix

Le réseau de soins Itelis est ainsi par exemple sur le point de relancer un appel d’offres pour le référencement des verriers partenaires. Ces verriers, parmi lesquels les plus grandes marques comme Essilor, BBGR ou encore Carl Zeiss, accèdent de manière privilégiée aux centrales d’achats et réseaux d’opticiens partenaires en échange d’un effort sur les prix ; pour schématiser : des verres vendus un peu moins chers mais avec des débouchés plus nombreux, un accord gagnant-gagnant a priori.

Cet appel d’offres devait avoir lieu initialement en juillet 2018, mais il a été retardé pour prendre en compte les évolutions du contexte réglementaire en cours, concernant notamment le reste à charge zéro (RAC0) voulu par E. Macron et baptisé « 100% santé ». Cette réforme, votée via le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2019, se mettra en place au 1er janvier 2020.

Or, selon certaines sources, le contenu de l’appel d’offres nouvelle version fait ressortir une pression très importante sur les prix pour les verriers. Pour être mieux référencés (en 1ère catégorie « Opti »), ceux-ci seraient en effet tenus de pouvoir proposer certains services à 1€ et en particulier une deuxième paire de verres toujours au prix de 1€. De la sorte, les réseaux de soins, dont les acteurs principaux sont les mutuelles chargées du remboursement de la part complémentaire, entendent faire chuter les prix au bénéfice du consommateur, pour se plier aux injonctions de la loi Macron et permettre un remboursement avec effectivement un RAC0. Dans les faits, cette pression accrue sur les prix va surtout faciliter l’arrivée sur le marché de nouveaux verriers capables de s’aligner sur des prix très faibles. Des fournisseurs avides de gain de part de marché vont effectivement proposer à ces tiers payeurs de fournir des verres pour 1€ de plus seulement. Pour les verriers historiques, de tels rabais sur les prix signifie de toute évidence l’abandon d’une part de la R&D et de la fourniture de références haut de gamme pour rester compétitifs.

Du côté des mutuelles, le calcul est plutôt simple : pour ne pas perdre d’argent dans le cadre des nouvelles obligations légales induites par le 100% santé, il faut soit augmenter les cotisations des sociétaires (au risque de perdre des clients ou de susciter du mécontentement), soit diminuer le coût des remboursements et donc le prix des lunettes. Les mutuelles n’ont manifestement pas mis longtemps à opter pour la seconde option, surtout compte tenu du rapport de force en vigueur au sein des réseaux de soins qu’elles animent. Or, avec la complicité passive des verriers, les réseaux de soins sont en train de tirer toute la filière optique vers le bas, alors que la France était jusque-là réputée pour la qualité de sa prise en charge en matière de soins visuels.

Vers l’optique low-cost ?

Il est déjà surprenant que les réseaux de soins s’immiscent sur la question de la deuxième paire, généralement gratuite ou vendue à un prix symbolique, puisque celle-ci n’est pas remboursée par les mutuelles. Les mutuelles veulent-elle faire la politique commerciale des enseignes et des opticiens ? Cette décision risque d’aggraver le sentiment d’ingérence de la part des réseaux de soins dans le travail de conseil et d’orientation du client en magasin d’optique : les opticiens ont clairement l’impression depuis plusieurs années de perdre en liberté de choix, qu’il s’agisse des produits ou des prestations « privilégiés » par le réseau de soins partenaire. Cette disposition de l’appel d’offres aurait quoi qu’il en soit pour effet d’amener les clients bénéficiant aujourd’hui d’une deuxième paire de qualité (avec verres photochromiques, verres lumière bleue, polarisant…) vers des produits bas de gamme, aux dépens de la santé visuelle des français

Pour le consommateur, la généralisation du RAC0 va se traduire automatiquement par une baisse de qualité des produits proposés par les opticiens affiliés à ces réseaux de soins (soit la très grande majorité d’entre eux). Une meilleure prise en charge n’est pas possible sans contrepartie à un endroit de la chaîne de valeur. Ce qui alarme aujourd’hui les opticiens, c’est la décision unilatérale des réseaux de soins de faire reposer le poids économique de cette réforme uniquement sur le dernier maillon de la chaîne, le client étant exclu. Selon une étude du cabinet Xerfi, la mise en place du « 100% santé » ferait gagner aux mutuelles et réseaux de soins plus de 580 millions d’€. Quant aux opticiens, leurs clients jusqu’alors unique, ceux-ci risquent de voir le marché « 100% santé » se développer aux dépends du marché libre. Les conséquences potentielles sont alarmantes : 1800 opticiens sur 12000 pourraient disparaître, en raison d’un résultat d’exploitation inférieur à 3%. Un millier d’opticiens supplémentaire pourrait se retrouver dans une situation d’absolue précarité.

Cette orientation forcée des clients vers de produits low-cost va de fait considérablement fragiliser les équilibres économiques du secteur optique. Contrairement à une idée reçue, les opticiens ne sont par une profession de privilégiés, et la bascule brutale vers un modèle économique low-cost menace à terme la simple survie économique de bon nombre d’entre eux. Le contenu des appels d’offres lancés actuellement par certains réseaux de soins ouvre la porte à une déstabilisation majeure du secteur de l’optique en France, tout en constituant une atteinte sévère à la liberté d’entreprendre et de choix des opticiens. Les opticiens sont aujourd’hui sur la sellette, sachant qu’ils sont parfois les derniers professionnels de santé dans certaines régions de France. Le RAC0, pour louable que soit son principe, pourrait in fine aggraver les inégalités géographiques d’accès aux soins et la désertification médicale.

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